Et si c’était les Français qui avaient raison ? Ne pas trop travailler, pas trop longtemps, arriver assez vite à la retraite, profiter de la vie, contester, et être heureux. Une banderole décrétait joyeusement l’autre jeudi : « En grève, jusqu’à la retraite ! »
L’art de vivre à la française suscite l’admiration de tout le monde, mais rarement l’envie de l’adopter. Nous pensons volontiers que nous n’avons rien sans effort, et que la retraite, elle se finance, et qu’elle se mérite durement, pétris que nous sommes de bon sens et de réalisme. Toute l’Europe impose un âge de la retraite autour de 65 ans, et au-delà.
Le refus des Français de repousser l’âge de la retraite de 62 à 64 ans participe bien sûr de leur culture de la contestation. Mais elle révèle aussi une profonde crise du travail. Souvent mal rémunéré, peu loué quand il n’est pas le produit des grandes écoles, pas valorisé quand il est manuel, les Français n’abordent pas le travail dans les meilleures dispositions. Ils n’y sont pas heureux.
L’entreprise ne les séduit pas. Elle est souvent dirigée comme le royaume de France, avec un management vertical, peu soucieux de la base, et qui ne convient d’ailleurs plus aux nouvelles générations. Il ne faut pas s’étonner que l’entreprise soit naturellement le lieu-dit de la révolution. Et le patron, le roi dont il faut couper la tête.
L’économiste Corinne Maier avait écrit, au début des années 2000, « Bonjour paresse », un livre sur « l’art et la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise ». L’auteure proposait une critique joyeuse et ironique du monde du travail. Elle en dénonçait les usages et les faux-semblants avec un regard cruel, mais pas mal de justesse. Elle mettait en exergue le mot de Roland Barthes : « L’entreprise, le mot n’est pas beau. D’abord il y a lente, l’œuf des poux. Puis il y a prise, comme si quelque chose s’attrapait, comme s’il y avait une emprise qui s’opérait ». Le philosophe y voyait un parasite.
Le roi a donc décidé. Ce sera 64 ans. Il aurait pu décréter, et il l’a proclamé par le passé, 65 ans. Il aurait pu ne pas changer. Au dernier moment, il a choisi 64 ans. Un homme, un seul, décide pour 65 millions de Français. Si l’on y réfléchit bien, le processus de décision est ahurissant. Pas de référendum, pas de consultation populaire, mais des manifs et des grèves. C’est l’ampleur de la mobilisation populaire qui donne la jauge de l’inacceptable, et qui impose un retrait de la loi, ou pas. Le gouvernement comptera les manifestants et le nombre de grèves. Puis il décidera. La réforme se joue dans la rue. C’est d’usage. Les protestataires vivent un grand élan d’exaltation, ils font la révolution. Ils prennent la Bastille. Paris est une fête.
Dans ce bras de fer, le coût de la vie, l’inflation, la crise de l’hôpital, la fatigue post-Covid, influent sur les esprits. Plus le boulot est exécré, plus la retraite est rêvée. Le report de l’âge est vécu comme une nouvelle épreuve. Qui repousse au loin ce moment de bonheur tant attendu. Et qui menace l’espérance du paradis, mais ici, sur terre.